1 00:00:05,000 --> 00:00:10,020 À côté de la responsabilité sans faute pour risque de l'administration, 2 00:00:10,580 --> 00:00:14,220 voyons la responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les 3 00:00:14,420 --> 00:00:15,500 charges publiques. 4 00:00:16,480 --> 00:00:19,820 La poursuite de l'intérêt général, l'accomplissement des missions 5 00:00:20,020 --> 00:00:25,200 de service public, la sauvegarde de l'ordre public, peuvent entraîner 6 00:00:25,400 --> 00:00:28,760 des charges excessives, des charges particulièrement lourdes 7 00:00:28,960 --> 00:00:32,840 pour certains administrés seulement, des charges plus lourdes pour certains 8 00:00:33,040 --> 00:00:34,020 administrés que pour les autres. 9 00:00:34,860 --> 00:00:38,100 En vertu du principe d'égalité devant les charges publiques, 10 00:00:38,300 --> 00:00:41,940 qui découle de l'article 13 de la Déclaration de 1789, 11 00:00:42,740 --> 00:00:48,260 l'administration doit compenser ces charges excessives en versant 12 00:00:48,460 --> 00:00:53,060 à ces administrés qui subissent un dommage, des dommages-intérêts. 13 00:00:54,220 --> 00:00:56,560 Dans ces hypothèses, il faut bien comprendre que 14 00:00:56,760 --> 00:01:00,340 l'administration ne commet aucune faute, elle n'agit pas mal et au 15 00:01:00,540 --> 00:01:04,120 contraire, l'administration assure la sauvegarde de l'ordre public, 16 00:01:04,640 --> 00:01:09,180 exécute une mission de service public ou alors même applique une loi, 17 00:01:09,780 --> 00:01:12,580 applique la Constitution, applique une convention internationale, 18 00:01:12,820 --> 00:01:13,580 etc.. 19 00:01:14,220 --> 00:01:17,680 Il n'y a donc en la matière aucune faute de l'administration, 20 00:01:17,880 --> 00:01:21,600 c'est donc une véritable responsabilité sans faute de l'administration. 21 00:01:22,400 --> 00:01:26,900 Alors je vais d'abord illustrer ce mécanisme, en vous parlant de 22 00:01:27,100 --> 00:01:30,980 la première admission d'une responsabilité sans faute pour 23 00:01:31,180 --> 00:01:33,240 rupture d'égalité devant les charges publiques. 24 00:01:33,440 --> 00:01:37,700 Il s'agit de la célèbre affaire Couitéas, sur laquelle le Conseil 25 00:01:37,900 --> 00:01:42,860 d'État a rendu une décision le 30 novembre 1923. 26 00:01:43,880 --> 00:01:47,160 En l'espèce, monsieur Couitéas était un riche colon grec, 27 00:01:47,360 --> 00:01:52,320 qui a fait valoir son droit de propriété sur un territoire de 28 00:01:52,520 --> 00:01:58,320 40 000 hectares en Tunisie, territoire sur lequel vivaient 29 00:01:58,520 --> 00:02:03,360 plus de 8 000 personnes appartenant à deux tribus principalement : 30 00:02:03,560 --> 00:02:04,540 les Souassi et les Jlass. 31 00:02:05,920 --> 00:02:10,560 En réalité, il ne s'agissait pas vraiment d'une installation tout 32 00:02:10,760 --> 00:02:17,520 à fait légale de ce riche colon grec, il s'agissait plutôt d'une sorte 33 00:02:17,720 --> 00:02:28,280 de tentative de spoliation de terres, sur lesquelles pouvaient s'installer 34 00:02:28,480 --> 00:02:34,660 des tribus, terres qui étaient ancestralement attribuées à des 35 00:02:34,860 --> 00:02:35,620 tribus tunisiennes. 36 00:02:36,600 --> 00:02:40,360 Alors monsieur Couitéas, après plusieurs manœuvres judiciaires, 37 00:02:40,740 --> 00:02:46,940 a réussi à obtenir d'un tribunal local, une décision du tribunal local qui, 38 00:02:47,140 --> 00:02:48,740 d'ailleurs, était tout à fait contestable. 39 00:02:48,940 --> 00:02:52,680 En tout cas, il a réussi à obtenir d'un tribunal local la consécration 40 00:02:52,880 --> 00:02:57,420 de son droit de propriété et il a réussi à obtenir donc l'expulsion 41 00:02:57,620 --> 00:03:01,160 des personnes qui se trouvaient sur son territoire, donc les 8 42 00:03:01,360 --> 00:03:04,820 000 personnes qui appartenaient à ces tribus tunisiennes. 43 00:03:06,760 --> 00:03:10,760 En l'espèce, monsieur Couitéas demande à l'administration d'assurer 44 00:03:10,960 --> 00:03:12,460 l'exécution de la décision de justice. 45 00:03:12,660 --> 00:03:19,000 Il voulait exploiter ses terrains, il voulait les mettre en culture, 46 00:03:19,780 --> 00:03:22,860 or la mise en culture était impossible, puisque des tribus y étaient 47 00:03:23,060 --> 00:03:23,820 installées. 48 00:03:24,960 --> 00:03:27,380 Donc monsieur Couitéas demande l'exécution de la décision de justice 49 00:03:27,580 --> 00:03:32,200 à l'administration et l'administration lui refuse cette exécution. 50 00:03:32,660 --> 00:03:36,280 En effet, l'administration française, l'administration coloniale, 51 00:03:36,480 --> 00:03:42,040 ne voulait pas entrer en guerre avec des tribus locales. 52 00:03:43,260 --> 00:03:49,520 Donc Couitéas demande au Conseil d'État de l'indemniser du préjudice 53 00:03:49,720 --> 00:03:55,360 qu'il subit, du fait du refus de l'administration d'assurer l'exécution 54 00:03:55,560 --> 00:03:56,640 d'une décision de justice. 55 00:03:58,460 --> 00:04:02,700 Le Conseil d'État répond d'abord que l'État n'a commis aucune faute 56 00:04:02,900 --> 00:04:07,740 en la matière, c'est-à-dire que l'État n'a commis aucune faute 57 00:04:07,940 --> 00:04:11,540 en refusant d'exécuter une décision de justice. 58 00:04:11,740 --> 00:04:12,900 Pourquoi ? 59 00:04:13,100 --> 00:04:18,860 Parce qu'il a invoqué un motif d'intérêt général et plus 60 00:04:19,060 --> 00:04:22,660 spécifiquement, un motif d'ordre public : éviter une guerre. 61 00:04:23,520 --> 00:04:27,460 Voici ce que nous dit le Conseil d'État : "En prenant pour les motifs 62 00:04:27,660 --> 00:04:31,560 et dans les circonstances ci-dessus rappelées la décision dont se plaint 63 00:04:31,760 --> 00:04:36,060 le sieur Couitéas, ledit gouvernement n'a fait qu'user des pouvoirs qui 64 00:04:36,260 --> 00:04:40,860 lui sont conférés, en vue du maintien de l'ordre et de la sécurité publique, 65 00:04:41,060 --> 00:04:42,480 dans un pays de protectorat. 66 00:04:44,500 --> 00:04:49,700 Cependant, toute décision de justice est revêtue de la formule exécutoire, 67 00:04:50,080 --> 00:04:55,420 et même si une décision de justice est injuste, elle doit être exécutée. 68 00:04:56,260 --> 00:05:00,920 Le refus de prêter le concours de la force publique fait peser 69 00:05:01,120 --> 00:05:05,680 une charge sur l'administré, qui dispose d'une décision de justice 70 00:05:05,880 --> 00:05:09,340 qui ne sera jamais exécutée, une décision de justice qui restera 71 00:05:09,540 --> 00:05:10,300 lettre morte. 72 00:05:11,260 --> 00:05:17,500 Son droit", ici le droit de l'administré, "de propriété cède 73 00:05:17,700 --> 00:05:18,980 devant l'intérêt général. 74 00:05:19,900 --> 00:05:23,740 Même en l'absence de faute, cette charge anormale doit tout 75 00:05:23,940 --> 00:05:24,700 de même être compensée. 76 00:05:25,860 --> 00:05:30,080 L'administration est donc responsable, sans faute, du refus d'exécuter 77 00:05:30,280 --> 00:05:33,360 une décision de justice, pour un motif d'intérêt général". 78 00:05:35,320 --> 00:05:41,000 Voilà le premier cas de responsabilité 79 00:05:41,200 --> 00:05:44,320 sans faute pour rupture d'égalité devant les charges publiques. 80 00:05:45,240 --> 00:05:49,400 Ici, la charge publique supplémentaire que subit monsieur Couitéas, 81 00:05:50,000 --> 00:05:53,280 même si on n'a pas envie de le plaindre beaucoup, la charge 82 00:05:53,480 --> 00:05:59,200 supplémentaire qu'il supporte, c'est que l'ordre public empêche 83 00:05:59,400 --> 00:06:04,480 de lui conférer les droits qui lui ont été reconnus par le juge. 84 00:06:04,860 --> 00:06:09,240 Mais il y a compensation, grâce au régime de responsabilité 85 00:06:09,440 --> 00:06:13,260 sans faute : monsieur Couitéas peut tout de même obtenir des 86 00:06:13,460 --> 00:06:16,380 dommages-intérêts, peut obtenir réparation de son préjudice. 87 00:06:17,260 --> 00:06:21,200 Voyons les différentes hypothèses de responsabilité sans faute pour 88 00:06:21,400 --> 00:06:23,740 rupture d'égalité devant les charges publiques. 89 00:06:23,940 --> 00:06:27,200 Et je vais aller de la plus spécifique à la plus générale. 90 00:06:27,400 --> 00:06:28,860 D'abord, la plus spécifique. 91 00:06:29,760 --> 00:06:34,520 La puissance publique est d'abord responsable du fait des dommages 92 00:06:34,720 --> 00:06:38,500 que l'on qualifie de permanents, dommages permanents causés par 93 00:06:38,700 --> 00:06:41,100 les travaux publics ou par les ouvrages publics. 94 00:06:42,240 --> 00:06:45,660 Je vous ai déjà parlé de ces ouvrages et de ces travaux, par exemple 95 00:06:45,860 --> 00:06:49,820 les ouvrages particulièrement dangereux, qui entraînent une 96 00:06:50,020 --> 00:06:51,980 responsabilité pour risque de l'administration. 97 00:06:52,180 --> 00:06:56,040 Je vous ai également parlé des dommages dus aux accidents de travaux 98 00:06:56,240 --> 00:06:59,480 publics, qui entraînent une responsabilité également pour risque, 99 00:07:00,080 --> 00:07:01,720 je voudrais ici parler d'autre chose. 100 00:07:02,820 --> 00:07:06,100 Pour mener leurs activités à bien, les activités de service public, 101 00:07:07,200 --> 00:07:11,760 les personnes publiques doivent réaliser des travaux et des ouvrages, 102 00:07:12,440 --> 00:07:16,660 qui comportent en eux-mêmes des désagréments pour les riverains. 103 00:07:17,580 --> 00:07:21,620 Par exemple, poussières qui sont dues à des travaux de construction, 104 00:07:22,620 --> 00:07:25,580 des bruits qui sont causés par une centrale nucléaire, 105 00:07:26,440 --> 00:07:30,760 des odeurs nauséabondes qui proviennent d'une station d'épuration, 106 00:07:31,260 --> 00:07:32,020 etc.. 107 00:07:32,440 --> 00:07:34,940 Tous ces inconvénients, et évidemment les conséquences 108 00:07:35,140 --> 00:07:38,200 financières que cela peut entraîner, vous vous doutez bien que l'ensemble 109 00:07:38,400 --> 00:07:40,000 de ces désagréments, de ces inconvénients, 110 00:07:40,200 --> 00:07:45,400 constitue aussi une perte financière pour les personnes qui sont 111 00:07:45,600 --> 00:07:47,800 propriétaires aux alentours de ces stations d'épuration, 112 00:07:48,080 --> 00:07:52,840 centrales nucléaires, etc. ; tous ces inconvénients sont 113 00:07:53,040 --> 00:07:57,580 malheureusement nécessaires et doivent être supportés par des 114 00:07:57,780 --> 00:07:59,300 administrés qui sont les riverains. 115 00:07:59,720 --> 00:08:02,160 C'est malheureux, mais il faut bien mettre ces centrales nucléaires, 116 00:08:02,360 --> 00:08:05,200 ces stations d'épuration, ces routes, quelque part. 117 00:08:05,740 --> 00:08:10,360 Et donc, certains administrés sont malheureusement tenus de supporter 118 00:08:10,560 --> 00:08:12,500 ces désagréments, ces inconvénients. 119 00:08:15,740 --> 00:08:20,040 Mais s'ils doivent supporter ces inconvénients, ils doivent pouvoir 120 00:08:20,240 --> 00:08:24,700 obtenir une réparation, réparation qui est due au titre 121 00:08:24,900 --> 00:08:29,640 de la responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les 122 00:08:29,840 --> 00:08:30,600 charges publiques. 123 00:08:30,800 --> 00:08:34,360 Il y a rupture d'égalité puisque ces administrés, certes, 124 00:08:34,560 --> 00:08:37,460 utilisent la station d'épuration, ils en ont besoin eux aussi, 125 00:08:37,900 --> 00:08:42,280 mais puisqu'ils en subissent plus de désagréments que les autres 126 00:08:42,480 --> 00:08:46,880 administrés, ils ont le droit à une indemnisation particulière. 127 00:08:48,640 --> 00:08:49,860 Voilà pour le premier cas. 128 00:08:50,280 --> 00:08:51,080 Deuxième exemple. 129 00:08:51,960 --> 00:08:57,360 L'État est responsable des dommages qui sont causés par l'exécution 130 00:08:57,560 --> 00:09:02,420 des lois contraires au droit international ou contraires au 131 00:09:02,620 --> 00:09:03,520 droit constitutionnel. 132 00:09:03,840 --> 00:09:07,280 C'est une responsabilité qui a été admise dans un très important 133 00:09:07,480 --> 00:09:11,800 arrêt d'Assemblée, un arrêt Gardedieu, qui a été rendu par le Conseil 134 00:09:12,000 --> 00:09:13,760 d'État le 8 février 2007. 135 00:09:14,360 --> 00:09:21,620 En l'espèce, le Conseil d'État a reconnu que le dommage causé 136 00:09:21,820 --> 00:09:25,540 par une loi inconventionnelle entraînait l'engagement de la 137 00:09:25,740 --> 00:09:29,100 responsabilité de l'administration sans faute pour rupture d'égalité 138 00:09:29,300 --> 00:09:30,200 devant les charges publiques. 139 00:09:30,540 --> 00:09:35,680 La loi ici est la même pour tous, elle s'applique pour tous et en 140 00:09:35,880 --> 00:09:39,640 raison de son inconventionnalité, certes, il y a une forme d'inégalité, 141 00:09:39,840 --> 00:09:44,960 il y a une forme de faute, mais la responsabilité est engagée 142 00:09:45,160 --> 00:09:47,400 sans avoir besoin de démontrer la faute. 143 00:09:47,640 --> 00:09:49,920 Je vais en dire quelques mots dans quelques instants. 144 00:09:50,120 --> 00:09:52,960 Donc c'est le premier cas : l'arrêt Gardedieu. 145 00:09:53,240 --> 00:09:55,940 Deuxième cas, le Conseil d'État a admis beaucoup plus récemment, 146 00:09:56,140 --> 00:10:01,020 dans une décision importante, elle aussi, du 24 décembre 2019, 147 00:10:01,580 --> 00:10:07,300 société hôtelière Paris Eiffel Suffren, le Conseil d'État donc a admis 148 00:10:07,500 --> 00:10:11,800 la responsabilité de l'État, du fait de l'exécution d'une loi 149 00:10:12,880 --> 00:10:16,980 déclarée contraire à la Constitution, par le Conseil constitutionnel. 150 00:10:17,180 --> 00:10:22,880 Dans un tel cas, si une personne est victime d'un préjudice du fait 151 00:10:23,080 --> 00:10:29,120 de l'exécution d'une telle loi, cette personne a le droit à une 152 00:10:29,320 --> 00:10:32,440 indemnisation, c'était le cas de la société hôtelière Paris Eiffel 153 00:10:32,640 --> 00:10:33,400 Suffren. 154 00:10:33,600 --> 00:10:36,260 Alors dans ces deux cas, dans cette affaire Gardedieu et 155 00:10:36,460 --> 00:10:41,120 dans cette affaire société hôtelière Paris Eiffel Suffren, 156 00:10:41,320 --> 00:10:46,760 il y avait une faute, mais une faute de l'État législateur : 157 00:10:47,540 --> 00:10:50,760 l'adoption d'une loi inconventionnelle, l'adoption d'une loi 158 00:10:50,960 --> 00:10:51,720 inconstitutionnelle. 159 00:10:51,920 --> 00:10:54,300 Donc il y a bien une faute, mais cette faute est commise par 160 00:10:54,500 --> 00:10:59,300 l'État législateur, il n'y a pas de faute de l'État exécutif. 161 00:10:59,780 --> 00:11:03,940 L'État qui a exécuté la loi n'a commis lui aucune faute, 162 00:11:04,140 --> 00:11:10,320 puisqu'il n'a fait que remplir sa mission, qui est d'exécuter 163 00:11:10,520 --> 00:11:11,940 les lois votées par le Parlement. 164 00:11:12,260 --> 00:11:15,560 Donc il y a certes une faute, mais cette faute n'a pas été commise 165 00:11:15,760 --> 00:11:20,460 par l'administration et pourtant, c'est la responsabilité administrative 166 00:11:20,660 --> 00:11:22,340 qui est engagée. 167 00:11:22,740 --> 00:11:28,500 Certains auteurs critiquent cette appellation de responsabilité sans 168 00:11:28,700 --> 00:11:34,480 faute, puisqu'ici, il y a une forme de faute, ils ont tout à fait des 169 00:11:34,680 --> 00:11:35,520 raisons de le faire. 170 00:11:36,160 --> 00:11:39,660 Je retiens quand même ici l'appellation de responsabilité sans faute, 171 00:11:39,860 --> 00:11:41,860 sachez simplement que ça se discute. 172 00:11:42,500 --> 00:11:43,260 Troisième exemple. 173 00:11:44,260 --> 00:11:47,260 Le Conseil d'État a reconnu, il y a bien longtemps maintenant, 174 00:11:47,780 --> 00:11:53,480 la responsabilité de l'État du fait des lois qui ne sont entachées 175 00:11:53,680 --> 00:11:57,960 d'aucun vice mais qui, dans l'intérêt général, 176 00:11:58,160 --> 00:12:03,340 créent une charge excessive sur certains administrés. 177 00:12:03,680 --> 00:12:09,020 Je vais vous prendre l'exemple le plus célèbre, l'exemple d'une 178 00:12:09,220 --> 00:12:14,580 décision rendue en Assemblée par le Conseil d'État, 14 janvier 1938, 179 00:12:15,320 --> 00:12:18,900 société anonyme des produits laitiers La Fleurette. 180 00:12:19,880 --> 00:12:21,880 Que s'était-il passé en l'espèce ? 181 00:12:22,080 --> 00:12:24,920 En l'espèce, pour protéger les producteurs laitiers, 182 00:12:25,120 --> 00:12:30,280 le législateur avait interdit la fabrication de crème, 183 00:12:30,540 --> 00:12:35,640 de produit qu'on appellerait crème, qui ne contiendrait pas exclusivement 184 00:12:35,840 --> 00:12:36,600 du lait. 185 00:12:37,020 --> 00:12:43,540 La société La Fleurette produisait un seul produit, que la société 186 00:12:43,740 --> 00:12:50,000 avait appelé la gradine, produit qui était un mélange de lait, 187 00:12:50,200 --> 00:12:55,120 d'huile d'arachide et de jaune d'œuf, pas particulièrement ragoûtant, 188 00:12:56,120 --> 00:13:01,080 mais ce n'était pas un produit qui présentait un danger pour la 189 00:13:01,280 --> 00:13:04,780 population, c'était un produit tout à fait consommable. 190 00:13:05,740 --> 00:13:10,960 La loi avait donc obligé la société, qui ne produisait que ce produit-là, 191 00:13:11,160 --> 00:13:15,320 à cesser totalement son activité, alors même que son produit ne 192 00:13:15,520 --> 00:13:16,580 présentait aucun risque. 193 00:13:17,520 --> 00:13:22,900 En l'espèce, le Conseil d'État a jugé que l'État était tenu 194 00:13:23,100 --> 00:13:27,240 d'indemniser la société des conséquences dommageables de 195 00:13:27,440 --> 00:13:28,680 l'exécution de la loi. 196 00:13:29,960 --> 00:13:34,980 Donc, le législateur peut avoir un motif d'intérêt général pour 197 00:13:35,180 --> 00:13:40,780 intervenir, mais si ce motif d'intérêt général préjudicie à certains 198 00:13:40,980 --> 00:13:45,620 administrés qui n'ont commis aucune faute, ces administrés-là ont le 199 00:13:45,820 --> 00:13:47,100 droit à une indemnisation. 200 00:13:47,600 --> 00:13:52,740 Alors aujourd'hui, le législateur est tenu de lui-même de prévoir 201 00:13:52,940 --> 00:13:57,140 l'indemnisation des administrés qui subissent les conséquences 202 00:13:57,340 --> 00:13:58,100 de ses propres lois. 203 00:13:58,680 --> 00:14:02,940 Le Conseil constitutionnel déclare en effet que ces lois, 204 00:14:03,140 --> 00:14:06,880 qui ne garantissent pas une indemnisation des administrés qui 205 00:14:07,080 --> 00:14:11,180 supportent particulièrement les conséquences de ces lois, 206 00:14:11,380 --> 00:14:15,880 sont contraires à l'article 13 de la Déclaration des droits de 207 00:14:16,080 --> 00:14:18,660 l'homme et du citoyen, donc portent atteinte au principe 208 00:14:18,860 --> 00:14:22,420 d'égalité devant les charges publiques. 209 00:14:25,460 --> 00:14:26,880 Quatrième et dernier exemple. 210 00:14:27,980 --> 00:14:31,640 De manière très générale, l'État est tenu d'indemniser les 211 00:14:31,840 --> 00:14:35,500 préjudices qui découlent de ses décisions régulières, 212 00:14:35,700 --> 00:14:38,600 c'est-à-dire les décisions qui sont conformes à l'intérêt général, 213 00:14:39,180 --> 00:14:43,240 conformes à l'ordre public et qui ne comportent aucune illégalité. 214 00:14:43,880 --> 00:14:46,320 Les exemples sont très nombreux, très divers. 215 00:14:47,060 --> 00:14:52,920 La jurisprudence Couitéas relève d'ailleurs de ce type de responsabilité 216 00:14:53,120 --> 00:14:53,880 sans faute. 217 00:14:54,120 --> 00:14:58,020 Je vous rappelle donc Couitéas, l'administration peut refuser 218 00:14:58,220 --> 00:15:01,660 d'exécuter une décision de justice lorsqu'elle a une bonne raison 219 00:15:01,860 --> 00:15:03,520 de le faire et un motif d'intérêt général. 220 00:15:05,880 --> 00:15:10,460 La responsabilité de l'administration peut également être engagée pour 221 00:15:10,660 --> 00:15:14,360 les conséquences excessives d'une mesure de police sur, 222 00:15:14,560 --> 00:15:17,800 par exemple, des commerçants dont l'activité n'est pas contraire 223 00:15:18,000 --> 00:15:18,760 à l'ordre public. 224 00:15:18,960 --> 00:15:20,680 Évidemment, si leur activité est contraire à l'ordre public, 225 00:15:20,880 --> 00:15:21,720 il n'y a pas d'indemnisation. 226 00:15:22,120 --> 00:15:26,940 Mais si une mesure de police entraîne des conséquences dommageables pour 227 00:15:27,140 --> 00:15:31,520 des tiers, qui n'ont rien à voir avec l'atteinte à l'ordre public, 228 00:15:31,920 --> 00:15:35,220 ces personnes-là peuvent bénéficier d'une indemnisation. 229 00:15:36,080 --> 00:15:41,040 On peut par exemple aussi admettre une réparation du préjudice qui 230 00:15:41,240 --> 00:15:46,960 découle de l'abandon d'un projet d'infrastructure, qui résulte du 231 00:15:47,160 --> 00:15:50,580 refus de réquisitionner des agents pour un service public en grève, 232 00:15:50,920 --> 00:15:53,960 etc., etc., les exemples sont extrêmement nombreux. 233 00:15:55,180 --> 00:15:58,260 Alors pour terminer, dans toutes ces hypothèses de 234 00:15:58,460 --> 00:16:01,760 responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les charges 235 00:16:01,960 --> 00:16:08,760 publiques, la victime doit démontrer qu'elle a subi un préjudice 236 00:16:08,960 --> 00:16:09,720 particulier. 237 00:16:10,420 --> 00:16:14,480 En effet, ce mécanisme de responsabilité sans faute est assez 238 00:16:14,680 --> 00:16:19,800 largement ouvert, vous avez bien vu cela, et il faut donc un critère 239 00:16:20,000 --> 00:16:24,920 pour restreindre la mise en œuvre de cette responsabilité. 240 00:16:25,720 --> 00:16:29,980 Une indemnisation trop largement admise pèserait en effet sur les 241 00:16:30,180 --> 00:16:30,940 finances publiques. 242 00:16:31,140 --> 00:16:35,960 Il faut donc préserver les deniers publics, en restreignant l'engagement 243 00:16:36,160 --> 00:16:36,920 de cette responsabilité. 244 00:16:37,120 --> 00:16:38,640 Alors comment le juge le fait ? 245 00:16:38,920 --> 00:16:45,360 Le juge exige que la victime démontre qu'elle a subi un préjudice anormal 246 00:16:45,560 --> 00:16:49,580 et spécial, ce sont les deux critères que retient le juge : 247 00:16:49,800 --> 00:16:51,220 anormal et spécial. 248 00:16:51,800 --> 00:16:57,140 Anormal d'abord : le préjudice doit dépasser les inconvénients 249 00:16:57,340 --> 00:17:02,280 que les administrés sont normalement tenus d'accepter, en raison de 250 00:17:02,480 --> 00:17:03,240 la vie en commun. 251 00:17:04,340 --> 00:17:09,300 On estime, le juge estime que les 252 00:17:09,500 --> 00:17:14,060 administrés doivent tolérer un certain seuil de trouble dans leur 253 00:17:14,260 --> 00:17:18,520 existence, du fait de l'accomplissement des missions de service public, 254 00:17:18,720 --> 00:17:20,820 du fait de la sauvegarde de l'ordre public. 255 00:17:21,600 --> 00:17:28,020 Ce n'est que lorsque le seuil de dommage admissible est dépassé, 256 00:17:28,220 --> 00:17:33,740 que le juge peut prononcer une 257 00:17:33,940 --> 00:17:36,300 indemnisation sur le fondement de la responsabilité sans faute 258 00:17:36,500 --> 00:17:38,160 pour rupture d'égalité devant les charges publiques. 259 00:17:38,360 --> 00:17:41,920 C'était le premier critère, le critère de l'anormalité du 260 00:17:42,120 --> 00:17:42,880 préjudice. 261 00:17:43,180 --> 00:17:46,080 Deuxième critère : la spécialité du préjudice. 262 00:17:46,580 --> 00:17:50,300 Le préjudice doit être subi par un nombre restreint d'administrés. 263 00:17:50,940 --> 00:17:57,460 Alors le mieux, c'est que l'administré soit seul à subir un préjudice anormal, 264 00:17:58,220 --> 00:18:03,980 mais il peut arriver qu'il y ait un certain nombre de personnes 265 00:18:04,180 --> 00:18:08,080 qui sont concernées par ce préjudice, par exemple des personnes qui sont 266 00:18:08,280 --> 00:18:12,860 toutes riveraines d'un même ouvrage qui entraîne des désagréments, 267 00:18:13,060 --> 00:18:13,820 par exemple. 268 00:18:14,020 --> 00:18:17,020 Donc il faut nécessairement que le nombre d'administrés concernés 269 00:18:17,220 --> 00:18:19,420 soit limité, voire soit unique. 270 00:18:20,840 --> 00:18:25,120 Je précise pour terminer que ce préjudice anormal et spécial doit 271 00:18:25,320 --> 00:18:30,280 être à la fois anormal et spécial, les deux critères sont cumulatifs.